Le recours à l’expert

Article publié dans Informations sociales de mars 2005. Unions et désunions des couples.

Résumé

L’expertise psychologique demandée par le juge aux affaires familiales dans les situations de séparations et divorces conflictuels, revêt – au-delà même de son aspect consultatif, un aspect symbolique non négligeable. Cette dimension en fait peut-être un outil de changement possible, sans qu’elle ne se confonde avec une situation thérapeutique.

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Dans le cadre des séparations et divorces conflictuels, le nombre de demandes d’expertises psychologiques de la part des juges aux affaires familiales augmente considérablement.

Bien sûr, dans un premier temps, on peut supposer qu’il s’agit là d’une conséquence de la multiplication de ces situations. Certes. Mais il semble aussi que la position de nombreux juges aux affaires familiales ait évolué. D’une part, ils prennent davantage en compte la complexité des enjeux psycho-affectifs, et des jeux relationnels dans lesquels sont impliqués les enfants ; et d’autre part, ils perçoivent l’intérêt que peut représenter l’appel à un tiers extérieur.

L’expertise, en effet, au-delà même de son aspect consultatif, revêt un aspect symbolique non négligeable.

Quelquefois une expertise peut être demandée non pas comme simple aide à la décision, celle-ci étant souvent évidente au magistrat sans qu’il ait besoin d’un regard extérieur, ni comme recherche d’une réassurance quelconque, mais dans une volonté de mieux séparer les sphères juridiques et émotionnelles, de ne pas confondre un certain nombre de niveaux.

Dans les situations confuses que sont les divorces et séparations conflictuels, la demande même d’expertise est porteuse de sens. Elle signifie que les différents niveaux doivent être pris en compte, mais par des interlocuteurs différents, renvoyant l’idée qu’il est possible d’entrer dans la complexité du conflit sans entretenir de confusion entre ces différents registres.

L’expertise effectuée sous mandat de la justice permet de cohérer les multiples niveaux d’existence de l’enfant en un jugement, qui a ainsi plus de chance de s’imposer, et se faire respecter.

D’autre part, dans ces situations qui se présentent comme de véritables impasses, le compte-rendu de l’expert qui circule entre le magistrat, les divers avocats est, en tant que tel, emblématique d’une possible communication entre ces divers regards et points de vue. Que les parties s’en saisissent ou pas, le rapport constitue un élément tangible de mise en mouvement possible d’une parole nouvelle.

Souvent cet aspect symbolique est davantage pressenti qu’analysé clairement, l’occasion nous est donnée ici de prendre le temps d’y réfléchir.

De la demande explicite d’expertise…

« Monsieur ou Madame ….., Juge aux Affaires Familiales du Tribunal de grande Instance de…. a ordonné une expertise psychologique concernant la situation familiale …., avec pour mission de recueillir tous les renseignements sur la situation matérielle et morale de la famille, sur les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé, sur les mesures de droit de visite et d’hébergement les plus conformes à son intérêt »

C’est souvent en ces termes-là que la mission de l’expert est désignée.

On pourrait dire que la demande formulée à l’expert psychologue par le magistrat prévoit deux niveaux d’analyse et un niveau consultatif.

« Avec pour mission de recueillir tous les renseignements sur la situation matérielle et morale de la famille » renverrait à l’analyse des interactions familiales.

« Sur les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé » solliciterait une analyse de la place de l’enfant dans le système familial.

« Sur les mesures de droit de visite et d’hébergement les plus conformes à son intérêt » interroge la prise de position de l’expert, en lui demandant de formuler des propositions.

– Analyse des interactions familiales

Les conflits ou les impasses qui se donnent à voir au moment de certaines séparations, sont souvent la résultante ou la prolongation d’une vie de couple douloureuse. Cette souffrance peut s’enraciner dans des malentendus profonds, dans des sentiments de trahisons qui impliquent chaque parent mais également son inscription dans l’histoire de sa famille d’origine.

Quelquefois les conflits qui se déroulent ici et maintenant sont des déplacements transgénérationnels, des répétitions ou des tentatives de réparation de problématiques qui dépassent les protagonistes d’aujourd’hui, bien sûr à leur insu.

Ces conflits mettent en œuvre aussi le niveau fantasmatique de Monsieur et de Madame, leur idéal de couple aussi bien conjugal que parental, générant souvent le sentiment d’une infidélité à soi-même. En un mot, ce que chacun a vécu avec son conjoint ou compagnon a généré des conflits intérieurs pour le moins fragilisants, et pouvant être dévastateurs, donnant l’impression que la vie de couple a entraîné une véritable trahison à soi-même. Et cela tend à se régler sur la scène de la séparation, à travers l’enfant.

L’expertise doit tenter de mettre à jour, de rendre explicite quelques uns de ces imbroglios, dans la mesure où l’enfant se trouve être l’objet ou l’instrument de règlements de comptes qui le dépassent mais aussi quelques fois qui dépassent aussi ses parents.

– Analyse de la place de l’enfant dans la famille

Compte tenu de tout cela, chaque enfant – selon son rang de naissance, la situation du couple au moment où il naît, son sexe, les processus d’identifications dans lesquels il est impliqué etc. – aura une place et une fonction spécifiques dans la famille.

Il peut être celui qui est chargé implicitement de jouer le trait d’union, quitte à ce que ce soit pour lui au prix de certains symptômes, ou bien au contraire il est celui qui met en évidence l’impossible vie commune de ses parents…

Il peut aussi être « chargé » implicitement, ou se charger lui-même inconsciemment d’entretenir le conflit entre ses parents, voire l’alimenter, l’envenimer, ce qui est une façon – certes morbide et pathogène – mais une façon tout de même de maintenir un lien entre ses parents, de faire en sorte que le couple continue à exister symboliquement, même s’il ne vit plus ensemble.

Là aussi, rendre explicite, accessible à la parole ce qui est implicite peut remettre en mouvement de nouvelles chaînes associatives familiales. L’expertise peut y contribuer.

– Propositions

Au vu et à l’analyse de cela, l’expert tente de tirer des conclusions concrètes, qu’il formule sous forme de propositions au magistrat.

Qu’elles soient évidentes ou pas, que ces propositions ne soient quelquefois que des pis-aller quand le contexte familial est par trop pathogène, le fait même qu’elles soient inscrites dans le rapport, permet de rappeler et de conforter l’idée que ce n’est ni l’enfant, surtout le jeune enfant, ni ses parents qui décident des modalités de résidence et de droits de visites.

En fait, il s’agit d’une véritable prise de position de l’expert, qui déjà nous fait entrer dans la fonction symbolique de l’expertise, elle a à voir avec le rappel de la double filiation dans lequel est inscrit un enfant.

Les séparations sont douloureuses pour les enfants parce qu’elles constituent des épreuves de perte et de deuils, mais aussi parce qu’elles génèrent de véritables conflits de loyauté, qui peuvent se manifester et s’exprimer de plusieurs manières.

Les enfants appréhendent souvent d’avoir à dire « avec qui ils aimeraient vivre ». Cela résonne comme un conflit de loyauté. Les enfants sont également tiraillés quand ils sont avec l’un des parents, qu’ils se sentent bien avec lui, mais que cette bonne relation est vécue comme une trahison, comme une déloyauté par l’autre parent.

Certains parents peuvent même avoir tendance à exiger de l’enfant le rejet de l’autre filiation. L’enfant ne peut être loyal à l’un de ses parents que s’il est déloyal envers l’autre, voire s’il le renie, s’il le disqualifie à son tour.

Cette demande place l’enfant devant des loyautés, non plus seulement conflictuelles mais clivées, ce qui constitue pour lui une véritable déchirure. On lui demande d’être ou bien le fils /la fille de la mère ou bien du père. Le clivage se fait intérieur. Les processus d’exclusion scindent le sujet en deux.

Priver un enfant de sa double filiation, c’est le priver d’une partie de lui-même, l’amputer d’une partie de son histoire, et in fine, c’est rendre, parfois, encore plus importante cette partie qui lui manque et qui le hante d’autant plus.

Les propositions de l’expert, faites à la demande et sous mandat du juge, permettent de désengager l’enfant d’une position d’avoir à choisir, tout en l’assurant que sa parole a bien été prise en compte. En tant que telle, cette situation d’expertise peut offrir la possibilité d’échapper aux conflits ou aux clivages de loyauté, ou pour le moins les atténuer.

… à sa fonction symbolique

– Au moment des entretiens

Notre méthodologie nous a conduit à mener deux sortes d’entretiens :

– des entretiens individuels, où la mère, le père, le ou les enfants sont reçus seuls par un psychologue qui a une approche centrée davantage sur l’intra-psychique. Chacun exprime son vécu, sa représentation de la situation. Ces séances donnent l’occasion à chacun d’être écouté, de faire entendre sa souffrance. Cela peut contribuer dans un premier temps à faire baisser un peu le niveau de tension émotionnelle.

Cette parole ainsi prise en compte peut permettre une renarcissisation, et offre à chacun la possibilité de se poser dans son individuation.

– des entretiens centrés autour de l’enfant ou des enfants, au cours desquels il est-ils sont reçu(s) avec la mère, puis avec le père, puis avec les deux parents si cela est possible et judicieux. Ces entretiens sont menés par un expert psychologue systémicien et sont centrés davantage sur la fonction de l’enfant dans sa famille.

Ces entretiens placent de facto l’enfant au centre des débats et préoccupations de l’expertise, comme un sujet à part entière mais appartenant à une histoire familiale bien spécifique.

Ces entretiens, intervenants à des niveaux différents, ne constituent pas seulement l’ouverture à deux regards croisés et complémentaires. Ils permettent aussi de situer l’enfant à la fois dans sa différence et dans son appartenance, rappelant qu’en tant que sujet humain il est inscrit dans cette dialectique de l’individuel et du familial.

– Dans la circulation du rapport

Dés le départ, les différents protagonistes, savent que – contrairement à une situation thérapeutique – les entretiens donneront lieu à un rapport, et que les paroles énoncées ne sont pas soumises au secret entre les diverses parties.

Un rapport est à la fois une synthèse, une analyse de la situation et en même temps, nous l’avons vu, une occasion pour l’expert de proposer un certain nombre de dispositions concernant l’enfant. Nous le savons, il va être lu, relu, annoté, par chacun des protagonistes ; il sera aussi reçu, perçu, voire « utilisé » de manière différente, par le magistrat, les avocats des diverses parties, le père, la mère.

En tant que tel, le rapport constitue une sorte de méta-communication ; il permet de faire circuler les vécus de chacun, la fonction que le système fait jouer à l’enfant.

Cette parole qui circule, et qui se veut la traduction la plus proche de la complexité familiale, chacun peut s’en saisir à sa manière, soit pour conforter ses positions, soit pour les transformer quelque peu.

Dans des situations extrêmement verrouillées, il demeure quelquefois un des seuls vecteurs susceptibles de permettre au père ou/et à la mère de changer de représentation, de sortir d’une position de victime, de désenclaver l’enfant de sa position de « justicier » par exemple.

Il n’est pas rare de constater que ce simple changement de représentations permet à des pères et à des mères de mieux accepter les décisions du magistrat.

Dans cette perspective, d’ailleurs, nous exprimons clairement, de vive voix, aux parties, au cours du dernier entretien, nos conclusions avant même qu’ils puissent les trouver rédigées dans le rapport. Bien entendu, nous répétons à chaque fois, qu’elles ne sont que consultatives pour le juge aux affaires familiales. Notons que dans la majorité des cas, le magistrat reprend dans son jugement les propositions des experts.

Les expertises : un facteur de changement ?

Que les expertises psychologiques soient considérées par les juges aux affaires familiales comme une aide à la compréhension, ou à la décision, ou comme un accès au niveau symbolique de la relation, elles ne sont jamais une simple photographie de la situation.

Que l’expert le veuille ou non, son intervention met en mouvement bien plus que du simple contenu d’analyse. Tout en étant vigilant à ne pas prendre de position thérapeutique, il se trouve cependant qu’un certain nombre de paramètres de la vie de l’enfant vont être quelque peu modifiés, de manière très imperceptible.

Au moment où l’enfant perd un certain nombre de ses repères familiaux, où les règles de sa famille ne font plus sens pour lui, la désignation d’une expertise par un magistrat crée autour de l’enfant comme un réseau qui cherche à retrouver du sens, et à le refonder. C’est dire que l’enfant se sent appartenir à quelque chose qui transcende son système familial.

Rassurant ou inquiétant, cela l’inscrit dans une socialité, dans une citoyenneté, bien sur dans une loi, et l’aide à élargir son champ d’appartenance, en l’ouvrant sur de nouvelles perspectives en dehors des frontières du territoire familial.

La demande du magistrat adressée à l’expert psychologue peut permettre à l’enfant de redéployer plusieurs niveaux de son existence, trop souvent sclérosés, ou enkystés dans les conflits parentaux. Il peut s’en saisir pour changer de position dans sa famille.

Nicole Prieur

Thérapeute d’enfants et d’adolescents, Nicole Prieur effectue des expertises psychologiques dans le cadre d’un cabinet d’expertises privé ou dans le cadre du Ceccof (Centre d’études cliniques des communications familiales)