article paru sur nouvelobs.com, 03/08/22
PORTRAIT DE FAMILLE (3/5). Ils sont agaçants avec leur petit air d’antériorité. Leur rang de naissance en a fait les héritiers naturels jusqu’à la Révolution. Et ça dure…
Il y a de quoi avoir un petit problème avec les aînés. Filles ou garçons, ils réussissent mieux à l’école et en sortent plus diplômés. Les parents, entièrement disponibles au soin de leur petite personne, s’investissent davantage dans leur éducation, les « poussent » comme on dit. Et eux, fièrement, creusent l’écart dès le collège. Ils finissent, conséquemment, plus haut dans l’échelle des positions sociales. Le fait est établi depuis une étude du démographe Guy Desplanques , en 1981 : « Aînées et aînés connaissent plus fréquemment que le reste de leur génération la réussite scolaire ou professionnelle. » C’est une moyenne statistique, évidemment (certains aînés, défiant la loi générale, s’appliquent à être de vrais cancres), mais c’est sans appel. Fascinés par les différences génétiques, ou stimulés par le narcissisme de la petite différence, on a aussi défendu qu’ils étaient plus grands physiquement et un peu plus intelligents. Mais la polémique lancée par les neurosciences il y a quinze ans s’est éteinte d’elle-même : pas de QI supérieur pour les premiers-nés.
Mais à défaut d’être plus vifs, ils sont plus riches. Car non contents d’être plus souvent cadres que leurs frères et sœurs, les premiers de la fratrie ont la belle part du gâteau à la mort des parents. Les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac, qui ont épluché des enquêtes de l’Insee et fouillé les archives notariales pour leur livre « le Genre du capital » (La Découverte, 2020), ont montré que les aînés, en particulier les garçons, reprennent plus souvent l’entreprise des parents dans les familles d’indépendants ou, chez les salariés, la maison de famille. Les autres enfants reçoivent une compensation en argent, souvent moins avantageuse qu’un bien immobilier ou professionnel.
Comment le beauf est-il devenu beauf ? Les aînés ont-ils toujours été les chouchous ? La « vieille fille » ne serait-elle pas une figure de la sagesse décroissante ? Cet été, « l’Obs » s’interroge sur la famille et les regards, culturellement chargés, que nous posons sur elle. L’occasion de prendre à rebrousse-poil pas mal de stéréotypes et de s’interroger sur ce qu’ils disent de la société dans laquelle nous vivons.
Le « chouchou objectif »
« Le droit d’aînesse n’existe plus en France, ce qui ne veut pas dire que tous les enfants sont à égalité », note finement Sibylle Gollac. Mais pour percevoir ces inégalités de capital économique (et pas seulement culturel) selon le rang et le genre, les chercheuses ont dû s’extraire de la représentation de la famille moderne comme compromis parfait entre dépendance et autonomie, comme équilibre idéal et confortable entre communauté et individualité. Et y faire rentrer un peu de rapports de force. Quitte à mettre en lumière ce qu’on préférerait ne pas voir.
Qu’on se rassure tout de même : la plupart des investissements dont bénéficient les aînés sont inconscients. Qui oserait dire aujourd’hui qu’il préfère tel fils ou telle fille ? La réussite du premier enfant est simplement vécue comme une forme d’accomplissement par les parents : ils sont parvenus à transmettre leur statut social. Bref, tentons le distinguo suivant (qui soulagera les petits comme les grands) : les aînés sont des chouchous objectifs, et non subjectifs.
Il n’empêche qu’à l’heure où chacun est invité à, selon la formule en vogue, « reconnaître ses privilèges », la place de chacun au sein de la fratrie doit être examinée. Déjà, au coeur de la chaude nuit du 4 août 1789, au moment de défaire le régime féodal, les députés de la Constituante sont allés droit vers le rang de naissance. Mirabeau a été le promoteur le plus célèbre et le plus actif de la suppression du droit d’aînesse. Bien que fils aîné lui-même (d’un père qui le fit enfermer à plusieurs reprises par lettres de cachet), il a proclamé lors d’une séance de l’Assemblée ( dans un discours lu par Talleyrand, quelques heures après sa mort) : « Il n’y a plus d’aînés, plus de privilégiés, dans la grande famille nationale. » A bas le père, qui ne fera plus régner sur la famille son autorité arbitraire ; vive l’égalité des positions ! Et tant mieux si cette égalité permet, en passant, le démantèlement des grands domaines et la faillite des grosses fortunes.
Geoffroy et Foulques
Sauf que les choses ne se sont pas déroulées de façon aussi claire et nette que dans la tête des révolutionnaires. La France a résisté âprement. Les historiens ont montré comment des générations, de nobles comme de roturiers , avaient contourné le Code civil pour continuer à privilégier les aînés et à maintenir l’intégrité des domaines. « Les herbages s’opposent à cette division des propriétés » , disait déjà un député en 1791. Ces comportements d’esquive se sont conservés jusqu’au milieu du XX e siècle. Tout comme a perduré cette habitude saugrenue de donner son prénom au premier garçon. Ainsi mon grand-père et son père étaient baptisés Marcel. Chez les ducs d’Aquitaine, autre temps autre sang, on préférait Guillaume. Et les comtes d’Anjou penchaient pour Geoffroy (ou Foulques).
C’est peu dire que dans l’histoire les aînés ont connu un destin particulier. « Il faudrait parler plus justement d’une fabrique de l’aîné », note l’historien Elie Haddad. Que ce nouveau-né vous transforme en parents émerveillés comptait moins, sous l’Ancien régime, que sa future capacité à endosser son rôle d’héritier et de patriarche. Quand il y avait des ratés des enfants défaillants ou, bien sûr, morts en bas âge , on se félicitait d’avoir eu plusieurs garçons. Qu’un premier ait l’opportunité de devenir abbé, belle position qui allait rejaillir sur toute la famille, et on se tournait vers le deuxième. Bref, l’aînesse n’était Tous droits de reproduction et de représentation réservés au titulaire de droits de propriété intellectuelle jamais une position absolue.
Cette supériorité absurde de quoi naître le premier serait-il le gage ? n’a pendant longtemps pas fait d’histoires au sein des familles. Elle a été tolérée au nom de la conservation du patrimoine sur une grande partie du territoire français du Xe -XIe siècle, époque où le droit d’aînesse se met en place, jusqu’à la Révolution et au-delà. Il faudrait apporter des nuances à ce tableau, évidemment. Par exemple, les Bretons, qui ne font rien comme tout le monde, connaissaient le droit de juveignerie (tout pour le puîné, l’enfant qui est né « après ») ; en Normandie, on resta attaché à l’égalité du partage ; et chez les Basques, chose rare, l’aîné pouvait être une aînée. Evidemment, il faudrait dire aussi que tous les cadets ne se sont pas soumis si facilement.
La revanche des cadets
Pour une majorité d’entre eux qui, privée de l’héritage paternel, acceptait son sort en épousant une vocation religieuse ou en embrassant une carrière militaire, combien se sont révoltés ? Difficile à dire, les études sont rares. Comme le fait justement remarquer l’historien Didier Lett, les frères et les soeurs sont les « parents pauvres » du roman familial : « Dans une optique d’anthropologie structurale, les historiens ont surtout centré leur attention sur la filiation et l’alliance. » Mais les contes pullulent de derniers non résignés, rusés et fortes têtes. C’est le cas du « Petit Poucet », héros de Charles Perrault (lui-même ultime fils d’une famille de sept), qui sauve ses frères par sa ruse et son audace (pas chien, il repêche y compris son aîné que le conte présente explicitement comme l’enfant préféré de la mère). Sans oublier « le Chat botté », qui tire son maître de la misère à laquelle sa position de troisième fils de meunier l’a réduit.
Si la mythologie et la Bible affectionnent les couples de jumeaux ou quasi-jumeaux et leur rivalité mortifère (Rémus et Romulus ; Abel et Caïn), les contes et les fables se délectent de l’intervalle névrotique lié au rang de naissance. Peut-être parce qu’ils étaient racontés au coin de feu quand toute la famille était réunie, dans une sorte de préfiguration de nos thérapies familiales. Dans un article consacré aux fratries dans les contes des Grimm (qui s’y connaissaient en frères), la psychanalyste Sabine Compoint rappelle le dispositif récurrent : le puîné « apparaît aux yeux de tous comme la version ratée » de son grand frère. A partir de là, « le récit merveilleux opère un renversement et montre comment la faiblesse peut être une force, la pauvreté, une richesse et la carence parentale, une ouverture à des étayages pluriels et différenciés. » Et les aînés sont bien punis de leur arrogance, eux qui ne prêtent pas assez attention aux autres.
L’impossible trahison
Eternelle morale de l’histoire. On ne compte plus les portraits psychologiques à gros traits : les aînés, jalousement attachés à leur place et soucieux de la conserver, sont obéissants, conventionnels, sérieux, consciencieux, conservateurs… Qu’il nous soit permis à nous aussi un renversement. Car ce n’est pas si facile d’être l’aîné. Le « chouchou objectif » est tout de même doté d’une subjectivité. Or tout ce qu’il gagne, de diplômes, de capitaux économiques et sociaux, sans l’avoir demandé, il le paie, aussi. Notamment d’une loyauté bien souvent à toute épreuve envers la famille. Un poids de la dette qui ferait pâlir nos économistes s’il était convertissable en monnaie courante. La psychologue Nicole Prieur, dont le livre porte un titre ô combien significatif, « les Trahisons nécessaires » (Robert Laffont, 2021), observe que les attentes sur les aînés sont beaucoup plus fortes : « C’est l’enfant investi de tous nos rêves. La contrepartie est forcément forte. »
Et elle ne s’étend pas qu’aux parents mais aussi aux autres frères et soeurs, envers lesquels il est attendu que le premier-né se comporte bien, voire endosse un rôle parental. « Devoir des aînés : n’abusez pas de votre autorité ; soyez conciliant ; montrez le bon exemple ; faites plaisir à vos parents » , recommande un manuel de politesse et de savoir-vivre de 1935. L’aîné sommé d’aider ses parents, voire de s’y substituer en période difficile, n’est pas qu’un cliché des siècles passés. Annabelle Allouch, sociologue de l’éducation, qui signe « les Nouvelles portes des Grandes écoles » (PUF, 2022), assure qu’aujourd’hui encore le grand frère ou la grande soeur prend le relais des parents, notamment dans les familles populaires, pour encourager les cadets et cadettes à bien travailler à l’école : « Ils ont un rôle très légitimiste, et déterminant, dans la transmission des normes et hiérarchies scolaires. »