Peut-on intervenir dans les fréquentations de nos enfants ?

Darons Daronnes (newsletter parents du Monde), 20 novembre 2024

Dans un épisode de la série américaine This Is Us (Prime Video), qui suit au fil des années une famille de fiction, la toute jeune Kate Pearson, 18 ans, est sauvée des griffes d’un amoureux toxique par sa mère et ses frères. Ils débarquent dans le chalet où les jeunes amants passent le week-end et expulsent manu militari le sale type qui malmène émotionnellement leur Kate chérie.

La situation est limpide : le Marc en question est pervers et manipulateur, la jeune Kate est fragile et manque de confiance en elle. Ses frères et sa mère la tirent d’affaire et elle leur en est reconnaissante, même si elle restera durablement affectée par cette liaison. Mais, voilà, This Is Us a beau être ma grande passion du moment, et j’ai beau passer autant de temps avec ses personnages qu’en compagnie de mes enfants, cela n’en reste pas moins une fiction, avec les limites scénaristiques que cela comporte. Dans la vraie vie, les situations sont rarement si faciles à démêler, et si tranchées.

Peut-on intervenir dans les fréquentations de ses enfants ? Dans quelles circonstances, et à quel moment ? Avant toute chose, il peut être utile de s’interroger. Pourquoi suis-je tenté d’intervenir ? Si c’est parce que je n’aime pas les pulls de Noël du copain de mon fils, ou qu’il chante trop fort et mal des morceaux du rappeur Damso, ce n’est pas une raison valable. Ni même si je trouve qu’il parle mal, ou qu’il est malpoli, ou parce qu’il rapporte des paquets de chips pour le goûter et les mange la bouche ouverte. Je caricature, bien sûr, mais l’idée est là : mieux vaut éviter de confondre mauvaises fréquentations et altérité, de se comporter en censeurs de nos propres enfants, même si leurs choix nous déplaisent.

La bonne frontière, à mon sens, est celle de la mise en danger. L’amitié de mon enfant lui fait-elle courir un risque ? Le spectre est large. Il peut s’agir d’un danger psychique comme physique, d’un mal-être qui s’installe, d’une appréhension, de conduites à risque. Autrement dit, comme le formule la thérapeute familiale Nicole Prieur, avec laquelle j’ai discuté de cette question, ce qui devrait dicter notre comportement est « une volonté de protection, et non d’intrusion ».

Mais protéger, c’est vaste ! Je me souviens d’une discussion avec une maman de l’école maternelle de ma fille aînée. Son aîné avait 5 ans à l’époque. Elle m’avait dit qu’elle envisageait de déménager et de quitter Paris, « pour éviter les mauvaises influences »« Il me réclame déjà de sortir seul, et je ne veux pas qu’il traîne », avait-elle ajouté. Elle vivait sur une place où des groupes de jeunes hommes et de garçons faisaient du deal. Elle voulait donc protéger son fils d’éventuelles mauvaises fréquentations. Je ne sais pas si elle l’a fait, mais cette anecdote raconte bien, je trouve, son degré de préoccupation. Cela ne m’étonne qu’à moitié : depuis des années, le discours politique vise directement la responsabilité des parents – en particulier des mères – lorsque des violences éclatent, comme on l’a encore constaté en juin 2023, après les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel à Nanterre. L’image du fils qui « traîne » sous le regard désinvolte de sa mère est partout, jusque chez NTM.

Cette anecdote m’a fait réfléchir à autre chose. Quand les enfants sont petits, les parents disposent encore d’une large marge de manœuvre pour réguler leurs fréquentations. Sans aller jusqu’au déménagement, le choix de l’école, les encouragements à fréquenter untel plutôt qu’untel, les invitations aux anniversaires sur lesquelles on exerce un droit de regard, les soirées pyjama… En réalité, sans même s’en apercevoir, la plupart des parents opèrent un contrôle sur les fréquentations de leurs petits enfants.

Le lieu où ce contrôle leur échappe, c’est l’école. « C’est leur endroit à eux, me dit mon amie Eléonore, directrice d’une maternelle dans le centre de Paris. Ici, ce sont les enfants qui choisissent leurs amis, et parfois les associations sont étonnantes. » Pour autant, m’explique-t-elle, là aussi, les adultes veillent. « On regarde s’il y a des binômes où l’un phagocyte l’autre, ou des effets de groupe. Y en a-t-il un qui dit toujours ce qu’il faut faire tandis que les autres suivent ? »

Au moment de la composition des classes, les enseignants peuvent choisir de séparer des amitiés trop exclusives, ou dans lesquelles l’un prend trop le dessus. Souvent, d’ailleurs, les parents protestent, parce qu’ils ne voient pas ces dynamiques-là. L’équipe exerce ensuite une vigilance au quotidien et encourage les enfants à parler : « A cet âge-là, ils découvrent le langage, les règles et les relations sociales, à la fois tout le plaisir et toutes les difficultés qu’elles procurent. Ils doivent apprendre à identifier et à oser dire leurs limites. » Eléonore insiste sur le fait que les enseignants n’orientent pas les fréquentations : « On n’interdit jamais à des enfants de jouer avec untel. On ne parle jamais d’un enfant, mais d’un comportement », dit-elle.

C’est en phase avec ce qu’explique Nicole Prieur. Les amitiés enfantines sont des liens très forts sur le plan identitaire. Critiquer l’ami de son enfant, interdire de le fréquenter, revient à blesser son propre enfant. Chez les petits, à l’âge du primaire, on peut commencer par inviter souvent à la maison ces fameux copains, dit-elle. Non pas tant pour voir comment eux se comportent, mais plutôt pour observer son propre enfant : « Est-il sous influence, semble-t-il souffrir de ce lien ou, au contraire, ce rôle-là lui fait-il du bien, lui donne-t-il une prestance ? »

Ensuite, mieux vaut engager une discussion pour qu’il évalue lui-même les choses. « Que t’apporte cette relation ? Est-ce qu’elle te met à l’aise ? » Bâtir un dialogue est la meilleure garantie pour qu’il alimente cette réflexion sur ses amitiés par la suite. « Plus on aura pu discuter avec nos enfants de leurs amis dans la petite enfance, et leur montrer qu’il ne s’agit pas d’une intrusion mais d’un intérêt réel, plus ce sera facile ensuite », dit Nicole Prieur. Cela n’empêche pas d’intervenir, y compris contre la volonté de son enfant, lorsqu’il y a un besoin immédiat de protection – dans une situation de harcèlement, par exemple.

Bon, en grandissant, ça se corse un peu. A l’adolescence, « la protection devient à la fois plus nécessaire et plus délicate », dit la thérapeute, qui persiste à prôner le dialogue : « Il faut persévérer parce que, la première fois, il va vous envoyer promener. » Une réaction qui témoigne surtout de cette fameuse ambivalence adolescente : ils ne veulent pas de l’aide des parents, mais l’attendent quand même au fond d’eux. Cela m’a rappelé un souvenir. A 14 ans, j’ai noué une amitié fusionnelle. Un jour, ma mère et ma sœur m’ont prise entre six yeux, et m’ont mise en garde : « Tu devrais prendre tes distances, elle est malsaine, elle t’entraîne vers de mauvaises choses. » Cela m’a mise dans une rage folle. Je me suis sentie attaquée dans mes choix, dans mon intimité. J’ai tenu tête et continué à vivre cette amitié pendant un an, avec des excès propres à cet âge – alcool, sorties cachées, expérimentations… Quand cette amitié s’est brisée, j’ai compris ce que ma mère et ma sœur avaient voulu dire, sans doute maladroitement. J’avais entendu leurs paroles.

« A 15 ans, on mesure que nos enfants nous échappent complètement, souligne Nicole Prieur. Tout se passe dehors, loin de notre contrôle. On leur donne de l’argent pour qu’ils soient indépendants, mais, avec cet argent, ils risquent de s’acheter des drogues. On leur apprend l’autonomie, mais que vont-ils en faire ? Comment les protéger des risques de débordement ? Ce qu’on peut faire, c’est être attentif aux signes inquiétants : il s’enferme dans sa chambre, désinvestit l’école. On peut lui demander ce qu’il se passe. Nous donnera-t-il accès ou non ? Ce n’est pas évident », ajoute-t-elle, comme une méditation sur la limite de la fonction parentale.